Figure de Nuage
« Le Nuage fait peinture »
Un motif : le nuage, décliné en différents formats comme une figure obsédante. La peinture se fait nuage, cependant il faut prêter attention aux mots et à leur agencement, en aucun cas anodins, car ici c’est bien le nuage qui se fait peinture.
Le nuage, par essence insaisissable, indiscernable, occupe une place à part dans l’imaginaire humain et assume de nombreuses charges symboliques. Nuage lourd et menaçant, il prend la forme d’un mauvais présage : nuée qui obscurcit le ciel ou ombre de la catastrophe. Il est alors celui qui accompagne les drames les plus obscurs de l’humanité. Ou au contraire nuage léger et forme blanche où filtre la lumière, il s’affiche comme la promesse d’un lieu de paix, marqué par de multiples traditions religieuses et mythologiques.
Toutefois, aucune de ces considérations ne semblent présentes dans les nuages peints par Yolande Agullo. Ces nuages de peinture ne font pas sens, mais bien au contraire, ils opposent leur force de résistance à la pesanteur du discursif. L’abandon du signe voit se métamorphoser le nuage, habituellement soumis à la tutelle de la métaphore, en une forme symptôme. Le motif envahi, couvre et recouvre la toile, créant un entre-deux qui consacre l’union du silence et de l’explicite, du vide et de la cacophonie.
Ces nuages sont la captation de ce qui du réel sans cesse nous échappe, pourtant sans aucune volonté de figer, car si le nuage perd son caractère changeant, devient captif de la surface peinte, alors il est dépossédé de sa nature même. Le nuage, simple phénomène physique constitué par un ensemble de fines particules, gouttelettes d’eau ou cristaux de glace, a de tout temps intrigué l’homme.
A la fois matériel et immatériel, il ne se donne à voir que dans un jeu subtil entre les particules qui le constituent et la lumière qu’il reçoit, qu’il réfléchit et qui le traverse dans le même temps. Il nous impose une distance. Il n’est visible que dans l’écart qui nous sépare de lui et en ce sens, il reste pour toujours un objet insaisissable, impalpable, familier mais empreint d’une étrangeté, d’un mystère. Sa représentation distille une poésie du banal et nous renvoie à une fascination éprouvée universellement, souvent liée à l’enfance.
Ici c’est la surface qui est impressionnée par les pigments en suspend, la palpitation de la matière. Face au défi que lance la nature de traduire la forme instable des nuages, la matière recouvre la surface, qui vibre et rend la variabilité du phénomène. Les couches superposées – nuages ridés, déchiquetés, en lambeaux, fibreux – créent une confusion, une collusion des espaces et des temps.
Nous sommes face à une conception de la peinture qui selon Georges Didi-Huberman essaie de dépasser la problématique de la surface, afin d’accéder à un véritable espace qui se concrétise dans l’épaisseur, dans les strates de matières. Les couches de pigments superposées, les couleurs ou les traits même parfois, refont surface, remontent des fonds de la couche picturale. Les effets de recouvrements créent une densité qui laisse par bribes remonter de la profondeur de la toile ainsi générée, le fond. Dans un mouvement perpétuel, le fond devient surface et la surface devient fond : l’œuvre s’ouvre.
Le rythme des œuvres est celui du temps vécu par la conscience, un temps subjectif. Il s’éprouve dans la durée et en cela il rejoint la conception bergsonienne du temps. En effet, Henri Bergson comprend le temps dans sa durée, il insiste sur sa nature de flux continu qui seule permet de saisir la réalité dans la mobilité qui la caractérise. Le nuage nous oblige à nous retourner vers ce « fantôme de la durée[1] », sur lequel s’appuie Bergson pour construire sa « pensée de l’intuition[2] ».
Il le rend plus perceptible. Le philosophe a écrit ces mots : « Il n’y a ici qu’une poussée ininterrompue de changement – d’un changement toujours adhérent à lui-même dans une durée qui s’allonge sans fin.[3] », empruntons-lui donc cette phrase pour dire que c’est aussi de la sorte que la notion de temps dans Les Nuages s’insinue dans l’image.
L’œuvre convoque des souvenirs, tels que l’observation scientifique des études météorologiques de John Constable, ou évidemment la vision romantique et sublime de la nature dont témoignent les Etudes de ciel[4] et les peintures atmosphériques de William Turner, mais la démarche singulière parait plus volontiers s’affirmer comme un acte de peinture, laissant la matière insister dans l’image. Le motif en deviendrait presque anecdotique.
C’est autre chose qui se profile, mettant en jeu les forces de la peinture, dans le processus qui engendre le passage de l’observation du réel, à sa transformation sur la toile, à la fois une image puisée dans le répertoire qu’offre le monde et interrogation sur ce qui fonde l’acte de peindre. La réalité noyée dans le pigment. L’artiste cherche à fouiller dans l’articulation du visible et de l’invisible.
Elle parvient à rendre l’effet des forces qui altèrent les formes et qui entraînent par leur action la « peau », le tissu de la peinture, dans une succession de métamorphoses, en un imperceptible mouvement continu. Dans sa forme gazeuse, mainte fois représentée, et pourtant irreprésentable, ou qu’on ne veut pas se représenter sans risquer la perte, le nuage-symptôme est devant nous, beaucoup trop proche et beaucoup trop loin. Nous sommes pris dans l’image même, qui pourrait se voir comme l’illustration du concept lacanien de « nœud borroméen » et témoigner de la pensée, de l’impensé et de l’impensable, c’est-à-dire de ce qui est dit, de ce qui n’est pas dicible et de ce qui n’est pas dit.
Lucie Pelegrin, doctorante en Histoire de l’art contemporain, UPPA.
[1] Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, Essais et conférences, articles et conférences rédigés entre 1903 et 1923, coll. « Quadrige Grands Textes », Paris, PUF, 2003.
[2] Ibid.
[3] Ibid., p. 11.
[4] Etudes de ciel, aquarelles, petits formats, réalisées par William Turner entre 1816 et 1820 env.